Espace public et médiation

L'art contemporain ne se trouve pas uniquement dans des structures institutionnelles fermées (musée, centre d'art, galerie...) où le visiteur doit faire la démarche (physique, pécuniaire, symbolique) de s'y rendre pour rentrer en contact avec les œuvres. De nombreuses œuvres sont installées dans l'espace public. Elles sont parfois pensées pour le site : rue, place, rond-point, métro, esplanade, établissement public, et modifient nos habitudes de visite comme de réception.

Ainsi placées dans des espaces ouverts et a priori envisagées pour être accessibles à « tou·te·s » (gratuité, visibilité imposée, pas de frontière institutionnelle symbolique…), ces œuvres s'invitent dans l'espace du quotidien. Nous obligeant au pas de côté. À se laisser surprendre. Trouble de l'évidence, émerveillement du familier, ces œuvres prennent ces nouveaux visages et, de manière infime ou spectaculaire, pointent les habitudes de chacun·e. Mais elles peuvent aussi se fondre dans un environnement non perçu, et être ignorées. Imposant ou infiniment discret, l'art dans l'espace public est, dans tous les cas, seul. Aucun·e passeur·euse, guide, médiateur·rice, n'est présent·e pour accompagner l'expérience. C'est à chacun·e d'aller à sa rencontre et de s'inventer son histoire. Cela, à n'importe quel moment de la journée (selon les contextes) et de l'année (ce sont souvent des œuvres pérennes).

Se pose la question de l'évidence de ces œuvres :

  • à qui s'adressent-elles ?
  • quels modes de réception induisent-elles et quelles en sont les limites ?
  • quelles accessibilités permettent-elles ?

ARTS DE LA RUE ET ESPACE URBAIN

Les médiations en autonomie : quels usages, quelles conséquences ?

Indépendante d'une structure culturelle, l'œuvre dans l'espace public permet et impose une approche autonome sans présence de médiateur·rice. Quid du parti pris d'une médiation autonome, mise à disposition, en libre accès ? Des outils de médiation sont parfois proposés aux visiteur·euse·s et posent, au cas par cas, un certain nombre de problématiques possibles.

Panneau de signalisation et de médiation écrite

Dans le cadre d'une déambulation fortuite voire hasardeuse, que donner comme informations-clés pour que le·la visiteur·euse appréhende efficacement le contexte, la démarche artistique et l'ouverture culturelle de l'œuvre ? L'expérience du sentier artistique Art3 dans le parc du bois de Belle-Rivière à Mirabel, Québec, nous a montré que les panneaux (au sol) n'étaient pas toujours adaptés et posaient des questions de suivi : placage d'informations, manque d'ouverture sensible et personnalisé, manque de réactualisation du parcours de l'artiste, recouvrement des panneaux par la végétation… La problématique de l'évolution et de la conservation des œuvres s'est particulièrement posée dans ce contexte naturel où la forêt recouvre les installations souvent réalisées avec des matériaux précaires trouvés in situ. La fragilité des œuvres et leur immersion dans l'environnement nécessitent un soin régulier (forme de médiation en coulisse ?).

Autre outil souvent proposé : la fiche de salle ou livret d'accompagnement

Elle est souvent à récupérer à l'office du tourisme ou au point d'accueil du site. Ce qui peut être une contrainte selon les jours, heures d'ouverture et le suivi du projet. Mobile, ce document papier permet une prise en main facile et souple. Même si la circulation est orientée, le·la visiteur·euse est libre de son sens de navigation. Le format permet d'apporter de nombreuses informations, textes et images. Ceci est valable pour l'ensemble des œuvres au-delà de celles dans l'espace public. Reste à trouver la forme et le ton adaptés sans être trop technique ni enfermant. Ce document-type ne permet pas d'adapter son propos en fonction de la personne à qui on s'adresse (contrairement à une médiation orale).  Rares sont les livrets qui parviennent à réunir l'ensemble des éléments attendus, la forme adéquate et la pointe d'originalité. Il s'avère aussi souvent que ce livret est parfois plus conçu comme un document post-visite (à regarder à la maison tranquillement) que de guide sur place. Cela peut être un parti pris assumé.

Complémentaire à un texte, un support audio est parfois proposé (posant les mêmes contraintes du lieu pour le trouver)

Un propos, un récit, une ambiance peut être diffusée, le son offrant des ressources de médiation riches et complémentaires. L'expérience de l'audio-guide du site de Boréalis au Centre d'Histoire de l'industrie de papeterie à Trois Rivières au Québec reste un exemple marquant d'un parcours sonore immersif en milieu urbain. Le narrateur prend la place du·de la médiateur·rice. L'objectif étant de rendre compte de l'évolution d'un paysage industriel jouant sur l'observation du présent et la plongée dans l'atmosphère vivante du passé. Interviews, bruits de fond, matière sonore rendent extrêmement vivant le parcours d'une durée de plus d'une heure et deux kilomètres de marche. Notons que ce dispositif immersif rend l'approche solitaire, isolée et empêche tout échange extérieur. Dans ce cas, il ne s'agit pas d'une œuvre artistique dans un espace public mais de l'espace public comme patrimoine commun. Se pose la question, dans ce type de procédé, de la substitution de l'œuvre par la médiation. Dans quelle mesure le numérique ouvre-t-il des voies à la médiation notamment dans sa dimension ludique et participative : jeux de rôle, projection, adaptabilité… sans pour autant se substituer au sujet envisagé ?

L'ART À L'ÉPREUVE DE L'ESPACE PUBLIC

Typologie de médiations accompagnées à partir de vécu d'expérience

Parfois l'œuvre est installée dans un espace public ayant vocation de services utilitaires. Dans ce lieu, le·la passant·e n'est plus un badaud mais un usager qui vaque à ses affaires sans rien remarquer ou au contraire peut être gêné si la proposition artistique perturbe ce pour quoi il est là.

La médiation qui rend visible

L'installation dans la gare Matabiau des Reflets de Franck Curtis en 2013 dans le cadre des 30 ans des Frac en est un très bon exemple.  Dans cette série, l'artiste utilise le symbolisme légèrement déformé et inversé des enseignes commerciales. Les Reflets ont été disséminés aussi bien dans l'espace extérieur de la gare Matabiau que sur les quais, créant une sorte de jeu de piste entre vraies et fausses enseignes.  Mais dans une gare, les usagers pressés et concentrés sur leur départ ne sont pas toujours en situation de jouer et encore moins d'accepter la frustration de ne pouvoir accéder aux services qu'il·elle·s pensaient signalisés (pharmacie, restauration rapide, etc).  D'autre part, la gare est un lieu inondé en permanence d'informations sonores et visuelles. Dans un tel contexte, une signalétique ou une médiation écrite ne peut être pertinente. Aussi c'est plutôt une médiation de terrain sous forme de rencontres interpersonnelles qui a été mise en place, privilégiant l'accompagnement de l'expérience. À certaines heures de la journée (en dehors des heures de pointe) des médiatrices déambulaient dans la gare ou se postaient à proximité des enseignes, allant à la rencontre des personnes interloquées ou dépitées. Amorçant l'échange, la discussion autant pour inciter à voir, répondre aux regards interloqués que pour désamorcer les réactions négatives des personnes furieuses d'avoir été bernées. Dans ce cas, les enjeux de la médiation sont doubles : donner à percevoir la subtilité de la proposition plastique contemporaine et favoriser  le dépassement de l'expérience négative pour éviter qu'elle ne conforte les a priori sur l'art contemporain. Ces mêmes enjeux de médiation se retrouvent pour des oeuvres installées dans des lieux patrimoniaux  et  pour lesquelles la confrontation entre art contemporain et architecture classée suscite souvent un rejet immédiat. C'est le cas des vitraux de Soulages dans l'abbatiale de Conques. Malgré le fait que cette œuvre soit extrêmement bien documentée et bien pourvue en outils de médiation (médiation écrite, timelaps au musée Soulages et au syndicat d'initiatives), la première impression face à ces vitraux  reste  souvent déceptive :  des vitraux «  blancs » ou « comme si c'était en travaux » sont des ressentis très souvent exprimés même pour un public plus averti ou ayant eu une première sensibilisation informative. La difficulté à s'approprier l'œuvre ici n'est pas liée à un manque de connaissance ou d'informations mais plutôt à l'impossibilité d'entrer vraiment dans l'espace-temps proposé par l'œuvre. Cette œuvre demande de prendre le temps de l'expérimenter, sa perception évolue en fonction du temps et des changements de lumière. Le défi de la médiation est de permette une approche sensible et autonome du·de la visiteur·euse en l'incitant à expérimenter l'œuvre dans le temps de la déambulation aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'abbatiale. Les outils numériques peuvent être une solution. Toutefois, ils ne doivent pas être en concurrence avec l'expérience à vivre, ni être une source supplémentaire d'informations.

L'A-Médiation ou La médiation invisible qui rend invisible

Il est par ailleurs fréquent qu'il n'y ait aucun support de médiation. Choix parfois revendiqué, souvent par manque de gestion, de volonté politique, de coordination, de moyens... Pourtant, l'œuvre est là. Monumentale, imposante, imposée, plaquée ou inscrite dans un environnement, certain·e·s diront qu'elle « parle d'elle-même ».  Le cyclope géant de Thomas Houséago - Large standing figure (installée le long de la ligne de tram et devant le théâtre Sorano à Toulouse) ou Agoraphobia de Franz West (dans le jardin du musée Raymond VI à Toulouse) font partie de ces formats. C'est le cas également du circuit d'art public de la ville de St Jérôme au Québec ou des œuvres inscrites dans les stations des lignes de métro et de tram à Toulouse. Commandées et créées lors d'un contexte particulier (festival, 1%…), elles surgissent dans la ville et prennent part au décor de la cité. La surprise passée, elles deviennent de véritables repères de la topographie urbaine que les habitant·e·s s'approprient. Œuvre, architecture, signalétique, décor urbain… leur statut varie. Le titre de l'œuvre et le nom de l'artiste font parfois figures de cartel. Il faut s'en référer à un site internet pour en savoir plus. Œuvre en extérieur, œuvre monumentale ? Pour des questions à la fois de conservation (météo, dégradations, sécurité, pérennité) et de visibilité (inscription dans l'urbanisme, le paysage, perception de loin…), l'art dans l'espace public est souvent pensé grand, voire monumental. Les œuvres dépassent largement l'échelle humaine. Se posent d'autres questions auxquelles la médiation peut parfois répondre, si elle est accessible : est-elle une œuvre gratuite offerte à tou·te·s ou un obstacle dans un espace à vocation utilitaire fait pour se mouvoir librement ?  Se pose la question de la médiation (ou la non-médiation) sans public. Le·la visiteur·euse n'étant qu'un·e passant·e sans avoir forcément choisi·e d'être un·e spectateur·rice justement. Dans ce contexte, la médiation peut intervenir en amont ou en aval de la rencontre avec l'œuvre (via site internet, échange…). L'expérience quotidienne (retrouver chaque matin dans le métro l'installation des Mallandiers de Patrick Corillon par exemple) engendre un rapport exceptionnel à l'œuvre qui interroge la relation du banal et de l'inédit au travers même d'une non-médiation.

Autre forme de médiation : l'évènementiel

Rencontre avec l'artiste, performance, concert, conférence… l'apport de ressources sur l'œuvre peut être rythmé par des rendez-vous exceptionnels qui jouent sur la convivialité et le caractère festif. Le projet photographique d'Alain Bernardini sur la place de la Maourine jouait de ces rencontres. Pour chaque nouvelle série, un évènement ouvert aux habitant·e·s était proposé, engageant le dialogue sur la démarche artistique et le contexte culturel du projet. Quid d'une médiation artistique et/ou culturelle et/ou sociale… une question éternelle souvent exacerbée quand il s'agit d'imposer une œuvre dans un espace public où les questions de territoire et de propriété sont fortes. La légitimité de l'œuvre et de sa médiation sont  alors systématiquement remises en question.

BIBLIOGRAPHIE